dimanche 7 octobre 2007

Grain de pastel sec, poudre de chocolat

Ce matin, en farfouillant dans les vestiges de mon enfance, j'ai retrouvé un de mes innombrables dessins sur Totoro. Il a suffi d'un simple regard jeté sur mon ancienne oeuvre pour que mon esprit vagabonde en faisant tourner la roue du temps et s'arrête sur un instant précis du passé. J'ai revu la fameuse scène, ou disons plutôt que je l'ai revécue dans une confusion de paroles, dans un brouillard d'images, le tout mélangé à la senteur de chocolat chaud que ma tasse posée sur le bureau, exhalait par un hippocampe de fumée .

J'avais sept ans et je rentrais de l'école. A l'époque, nous habitions à la campagne à quelques bornes de l'hôpital où se trouvait Maman. Les doigts tachés de gris et de bleu, je courais montrer mon dessin à ma soeur, le coeur gonflé de fierté et de satisfaction. Je me souviens même d'avoir perdu mon soulier à mi-chemin mais j'étais tellement pressée d'arriver à la maison que je n'ai pas pris la peine de le rechausser tout de suite. Alors, j'ai poursuivi ma course effrénée le long du sentier campagnard, les pieds à moitié nus. Mon dessin dans une main, mon soulier dans l'autre, et les yeux concentrés sur l'horizon. Qui reculait, reculait encore au fur et à mesure que je me hâtais vers lui... Le vent soufflait à contresens tout le long du chemin de la rizière, je le perforais avec mon entrain, mon impatience.
Ma soeur me guettait devant l'allée nous menant vers notre ancienne maison, elle s'était absentée à l'école en raison d'un rhume. Vêtue d'un gros chandail beige et munie d' un masque blanc pour éviter la propagation des microbes, elle me voyait débouler à bout de souffle, le pied et les doigts crasseux.

- Grande soeur ! Grande soeur ! Haa... Haa... J'ai... j'ai un dessin ! C'est Totoro ! Regarde, c'est Totoro ! lui ai-je dit, en haletant.
- Mei ! Regarde plutôt l'état de ton pied ! Ah lala ! Viens, je vais te laver et il est hors de question que tu poses ce pied à l'intérieur de la maison avant.

Sa voix était étouffée par le masque mais la colère qui l'animait n'en était pas moins atténuée.
Elle m'a emmenée de force jusqu'à la pompe à eau du jardin en toussant un peu, c'était le contrecoup que subissait sa gorge pour avoir haussé sa voix. Elle m'a retiré du dos mon cartable rouge sans remarquer le dessin que mes doigts agrippaient fermement. J'étais déçue. Mon enthousiasme de tout à l'heure était en train de se refroidir sous l'eau glacée que ma soeur faisait couler avec la mine sévère. La mine d'une adulte.
Ma soeur avait endossé une part de responsabilité énorme depuis que Maman était hospitalisée. Je m'en suis rendue compte que très tard, mais à partir du moment où elle a commencé à s'occuper de la maison, elle avait un peu cessé d'être une enfant pour se comporter en adulte raisonnable.
Le soir, nous attendions le retour de Papa. Ma soeur avait prédisposé une assiette de cinq sanma (balaou du Japon) salés et grillés au four ainsi que celle des morceaux de potiron sautés aux légumes que nous avions récoltés la veille dans le champ d'une vieille amie. Incroyable que je puisse me rappeler encore des détails. Surtout après toutes ces années...

- Je suis rentré ! Et bien à l'heure cette fois !

C'était la voix de Papa qui émanait de l'entrée. Malgré la fatigue provoquée par sa dure journée et son long trajet, il s'arrangeait pour paraître en forme et de bonne humeur tout le temps.

- Papa ! J'ai fait un dessin et la maitresse m'a félicitée ! ai-je annoncé rapidement en accourant vers lui.

- Haha ! Vraiment ? Ma petite Mei sera une grande artiste.
Et tout en me répondant ça, il me caressait la touffe de cheveux, ce qu'il faisait toujours avec le sourire et la fierté dans les yeux.

- Papa !

Ma soeur nous avait rejoints à l'entrée en tenant une louche en main.

- Tu tombes à pic, on va bientôt passer à table. Il ne reste plus qu'à réchauffer la soupe miso et ce sera prêt.
- Attends un peu, je dois d'abord t'ausculter ma grande.

Papa s'est approché d'elle après avoir retiré ses chaussures, ensuite sa main droite a touché le front de ma soeur tandis que l'autre touchait simultanément le sien.

- Hum, tu n'as plus de fièvre, a-t-il constaté.
- Je vais beaucoup mieux, ne t'en fais pas, a dit ma soeur sur un ton persuasif.
- Papa ! Regarde mon dessin !
- Hahaha ! J'ai compris. Laisse-moi d'abord me laver les mains et je regarderai ton beau dessin une fois que j'aurai les mains propres. C'est d'accord, Mei ?
- Oui !

Je gigotais sur le tatami pendant que ma soeur distribuait les bols de riz et la soupe miso. Au bout de quelques minutes, Papa est venu s'assoir à côté de moi en sifflotant joyeusement puis, ayant admiré la table, il s'est tourné vers ma soeur:

- Comme ça a l'air bon! Tu t'es donné tant de mal alors que tu es malade. Je te remercie ma grande.
-Papa regarde ! Mon dessin, regarde !
-Oui, oui !... Oh ! Mais c'est du grand art ça ! Magnifique ce hibou qui s'envole.

Shping! Une fléchette en plein coeur. Il se briserait en éclat après un dernier sursaut de colère:

- Non, non, non ! C'est pas un hibou ! C'est Totoro, Totoro !! lui hurlais-je.

- Oooh, maintenant que tu le dis... Oui, c'est bien Totoro ! affirmait Papa en essayant vainement de se ratrapper et d'éviter de me froisser.

- Menteur !!!!

- Mei ! (c'était l'intervention de la frangine) ne crie pas à table. Allez, bon appétiiiit.

Je n'ai pas répondu. Mon regard fixait le tatami avec plein de rancoeur (et pourtant, il ne m'avait rien fait ce pauvre tatami), je maintenais les poings serrés, prêts à déchirer ce dessin maudit.

- Mei... Je suis désolé, ton dessin est très beau, c'est vrai. Je n'ai pas reconnu Totoro sur le coup. Ne boude pas, sois raisonnable.

"sois raisonnable" !? C'était trop! Sans dire un mot, j'ai foncé droit vers la salle de bain et je me suis enfermée à l'intérieur. Il faisait si froid, si sombre... Le vent tapotait contre la vitre avec un fracas insupportable. Je me suis accroupie sur le carrelage glacé, la tête enfouie entre les jambes, je fulminais contre les paroles de Papa. Comment pouvait-il trouver mon dessin "beau" s'il n'avait pas reconnu Totoro ? C'est parce qu'il n'était pas ressemblant, c'est tout. Par conséquent, je dessinais mal et les compliments étaient montés de toute pièce. Qu'est-ce que je détestais cet impératif "Sois raisonnable" ... Mais je ne voulais pas être raisonnable ! Pourquoi fallait-il être raisonnable ? Etait-ce interdit de manifester sa colère ? Bon, mon attitude ce jour-là était follement exagérée je le reconnais, à vrai dire je piquais des colères uniquement pour que l'on me prête un tant soit peu d'intérêt...

Aaah Papa que j'aime! Tu rentrais exténué du boulot et j'avais le culot de hurler après toi !
En plus pour une raison tirée par les cheveux... D'ailleurs, si ça se trouve, Papa n'a sans doute jamais croisé Totoro. Peut-être quand il était enfant, mais s'en rappelait-il encore ?
Que faire ? Sortir de la salle de bain et m'excuser auprès de lui ? "Oui !" me disais-je en me relevant, l'air résigné. Juste à ce moment-là, sous le bas de la porte, une feuille de papier s'est glissée, sur laquelle il était écrit :

"Excuse-moi. Dorénavant, je ferai beaucoup plus attention à tes dessins. Viens manger, il y aura des dorayaki* en guise de dessert !" (signé) Papa
"Vite, vite ou sinon je mangerai ta part de dorayaki !" (signé) ta grande soeur

(*dorayaki= gâteau japonais fourré à la pâte d'haricot rouge)

Bien entendu, je suis sortie de la salle de bain sans une once d'hésitation. L'appel des dorayaki était bien trop fort!


(Mei Kusakabe, L'envol de la toupie, 19xx )