lundi 15 octobre 2007

Pour qui sonne le Carillon

(extrait de mon livre)

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Totoro voyageait sans but précis. Il flânait de ville en ville comme une âme errante qu'on aurait privé de son enveloppe corporelle. Après tout, une partie de lui s'était déracinée, ce voyage témoignait de son déracinement perpétuel. Son intérêt premier était de visiter les lieux fréquentés par les Hommes. Excepté aux yeux des enfants, il passait, généralement inaperçu. Se promenant sur les toits ou sur les rues piétonnes, il s'amusait à provoquer des bourrasques lors de ses ballades en toupie, à faire pousser des arbres dans des endroits incongrus. Par exemple, sur le toit d'un immeuble ou en plein milieu d'un carrefour. A son passage, les arbres frêles, peu nombreux, atteignaient une grandeur et une robustesse sidérantes. Toutefois, son passe-temps favori consistait à monter sur le toit le plus haut et contempler le paysage environnant. Baigné par la clarté de la Lune, il semblait fixer un point inexistant, quelque part, loin des bruits et des lumières de la ville agitée. Son regard se perdait dans une rêvasserie permanente.

Un soir, en déambulant dans les ruelles sombres et peu animées, il découvrit un petit jardin municipal. Etrangement, il y vit un homme se tenant debout, seul, en face de la balançoire. Vêtu d'un imperméable long et d'un chapeau feutre, il avait le dos vouté, comme s'il méditait en regardant le morceau de bois suspendu au dessus du sol. Lorsqu'il s'assit finalement dessus, Totoro put apercevoir son visage serein sous la faible lueur du lampadaire. L'homme au chapeau se balança, d'avant en arrière, d'arrière vers l'avant. Plus le mouvement s'accélerait, plus ses yeux brillaient avec éclat. Quelque chose dans sa poitrine s'était enflammé. Un remous dans les cendres et les poussières de son âme. Cette balançoire lui procurait la sensation d'avoir des ailes dans le dos. Il souriait, il souriait, et il le vit.
L'homme sur la balançoire voyait clairement Totoro. Ce dernier avança jusqu'à cet homme solitaire, en lui souriant à pleines dents.

- Ahaha ! Je ne pensais pas que le dieu de la mort serait aussi poilu, remarqua l'homme. Vous êtes ponctuel, on prétendait que je n'avais plus que six mois à vivre et c'était bien vrai. Six mois se sont écoulés et vous êtes venu me chercher.

Le sourire de Totoro ne s'effaçait pas, au contraire, il était assez ravi de cette rencontre inopinée.

- Quel est votre nom ? questionna l'inconnu.

Totoro grogna trois syllabes, deux longues et une courte. L'homme ria de bon coeur.

- Totoro, mais bien sûr! Comme dans les livres pour enfant. Alors, vous n'êtes pas un dieu de la mort... Vous, enfin je vais te tutoyer, tu es un esprit veilleur. Alors, tu veilleras sur ce parc à ma place, n'est-ce pas ?

Totoro hôcha la tête. Son interlocuteur baissa la sienne en fermant les yeux.

- Tant mieux, dit-il. Tant mieux, tant mieux... Je suis rassuré... Tu sais, ce parc que tu vois... C'est moi qui l'ai fait construire. J'ai mené ce projet jusqu'à puiser dans mes dernières ressources.

Il regarda le ciel noir, quelques flocons de neige s'étaient mis à tomber.

- J'ai occupé pendant trente ans un poste à la fonction publique. Trente longues années où je n'étais qu'un corps mécanique dans un engrenage administratif. Un quotidien banal, une vie morne. Quand j'ai appris que j'allais bientôt mourir... Ah, quel choc c'était.
Je ne voulais pas que ma misérable existence s'achève de façon pitoyable. Je devais trouver un sens, redonner une valeur à ma vie. Quand j'ai trouvé la requête -enfouie parmi la paperasse - pour la construction d'un terrain de jeu, j'ai su que c'était là, l'occasion unique de me ressaisir ! Depuis ce jour, je me suis activé en basculant cet engrenage infect, je me suis battu, oui battu, malgré mon état qui se détériorait, dans le but ultime de réaliser ce projet. Ah Totoro, Totoro... Si tu avais vu le dépotoire dans lequel les enfants jouaient... Toi non plus, tu n'aurais pas toléré une chose aussi inadmissible...

Le ciel saupoudrait de neige la ville entière. Totoro sortit son parapluie pour le tendre à l'homme.

- Ahaha ! Où as-tu bien pu trouver ça ? C'est gentil à toi, oui très gentil mais je n'en ai pas besoin. Je veux profiter de ce dernier cadeau du ciel. D'ailleurs, je vais retirer mon chapeau afin que je puisse sentir la neige sur mon visage... L'autre jour, il m'a offert un coucher de soleil magnifique. Vraiment magnifique... Et pourtant, j'en voyais très souvent en rentrant du bureau, sans prendre la peine de m'arrêter et de l'admirer. Autrefois, je trouvais ce phénomène tellement anodin. Il se couchait, puis il se levait le lendemain. Quoi de plus normal ?
J'avais tort, oh oui... Les Hommes ont tendance à ne plus s'émerveiller devant les petites choses.

Il ôta son chapeau d'un geste lent, il regarda la neige tomber en silence. Il imaginait la réaction des enfants lorsqu'ils verront le parc enneigé. Un sourire heureux se dessina sur ses lèvres gercées et il se remit à se balancer.

- J'ai envie de chanter, murmura l'homme sans chapeau. Connais-tu une chanson, Totoro ?

Totoro lui répondit par un large sourire, il saisit rapidement son ocarina et joua un morceau qui rendit l'homme en face de lui, nostalgique. L'air qu'il entendait lui rappelait son enfance.


Un policier qui passait par hasard dans le coin, fut témoin d'un spectacle étonnant. Il vit un homme d'un certain âge, seul, assis sur une balançoire. Il chantait sous la neige, en se balançant d'avant en arrière, d'arrière vers l'avant, le visage tantôt dissimulé dans l'ombre, tantôt éclairé par le lampadaire. Ses cheveux étaient recouverts de neige, n'avait-il pas froid ? pouvait se demander le policier. Pensant qu'il s'agissait d'un simple ivrogne, il ne s'en soucia pas et poursuivit sa ronde.

Plus tard, lorsqu'il revint dans ce parc, il s'affola en voyant un corps affalé par terre, recouvert de neige. C'était l'homme sur la balançoire. Il avait rendu son dernier soupir, sans douleur, sans peur. "Pauvre homme, pensa le policier rongé par le remord, je l'ai laissé seul à son funeste sort."
Comme il se trompait ! Totoro était resté auprès de lui, tout le temps. L'homme n'était pas mort seul, il souriait même pendant qu'il rendait l'âme.
Le policier n'entendait-il pas le son de l'ocarina ? Ce soir-là, Totoro n'avait pas cessé de jouer.

Au printemps, les enfants furent enchantés de découvrir des jeunes pousses de chêne plantées autour du parc.

(à suivre...)


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(Note: l'histoire de l'homme sur la balançoire s'est inspirée du film "Ikiru" réalisé par Akira Kurosawa, en 1952)